lundi 3 décembre 2012

Ironie n°165 - Novembre/Décembre 2012


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Ironie         Ironie        Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°165 – Novembre/Décembre 2012
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris

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Manet Tintoret Manet
 

L’autoportrait
       TintoretAutoportrait - 1588

       
         Manet – Portrait de Tintoret - 1854



Giacometti, au Louvre, devant l’Autoportrait de Tintoret
« On ne l’approche pas, il reste toujours à distance, comme la réalité. C’est un des tableaux que j’ai le plus aimés au Louvre en arrivant à Paris. Il est le seul à se rapprocher du Fayoum, de Byzance. Il va plus loin que Rembrandt (Cézanne, lui, va ailleurs). C’est tout le crâne : l’œil mais aussi l’orbite, la structure même de la tête. Et c’est fait avec rien. Vraiment, la plus belle tête du Louvre. »
En 1923, sur une feuille, Giacometti note : « Le Tintoret : Puissance infinie, profondeur, esprit, invention, vision qui embrasse tout dans l’univers – tragique, serein, violent – jusqu’à la couleur et au dessin, sentiment d’unité détaché de toute objectivité ; portraits vrais et profonds. »

Manet, en 1854, s’était lui aussi arrêté devant cette tête fascinante. Il décide même de la copier tel un manifeste. Manet a alors vingt deux ans. Tintoret sera un de ses phares. En estompant les rides du peintre vénitien, Manet rajeunit Tintoret. Il est là avec lui dans le temps, presque un autoportrait de Manet tel qu’il se projette.
N’est-ce pas cette impression d’éternité fixée que Manet a voulu saisir lorsqu’il choisit de copier ce tableau ? Que contemple-t-il dans le regard éternel de Jacopo Tintoretto ? Le Temps. Que cherche-t-il à saisir dans la peinture ? Le Temps. La peinture est l’une des plus belles propositions pour se substituer au temps de l’horloge, au temps de ceux qui ne font que passer.


En copiant librement cet autoportrait de Tintoret, Manet réalise un acte d’admiration pour ce peintre. Ce pourrait n’être qu’une copie ; pour Manet, c’est bien plus. Il cadre l’autoportrait en plan légèrement rapproché et avance le regard du peintre vers les voyants. Il éclaircit également le clair-obscur de la toile de Tintoret. Le fond brun est brossé avec énergie. Le visage fixe sa passion de voir le monde par ses propres yeux. Manet restera fidèle à cette icône du temps, de l’être-là du peintre.
Dans l’exposition qu’il organise en 1867 pour montrer son œuvre dans son ensemble et couper court aux acharnements contre sa peinture, il choisit de montrer trois copies, comme trois axes esthétiques :
« COPIES
La Vierge au lapin, d’après Titien.
Portrait de Tintoret, d’après Tintoret.
Les Petits Cavaliers, d’après Vélasquez. »
Manet donne ici le ton, sa politique : les femmes, le peintre, la guerre ; et sa généalogie : Titien, Tintoret et Vélasquez. Tintoret s’inspirant directement de Titien, et Vélasquez, à son tour, des deux maîtres vénitiens.

Dans ses Motifs d’une exposition particulière, en mai 1867, Manet écrit, en parlant de lui à la troisième personne du singulier :
« Montrer, c’est trouver des amis et des alliés pour la lutte. M. Manet a toujours reconnu le talent là où il se trouve et n’a prétendu ni renverser une ancienne peinture ni en créer une nouvelle. Il a cherché simplement à être lui-même et non un autre. »
Dans ces trois copies, dans ces hommages à Titien, Tintoret et Vélasquez, Manet est lui-même. Ces trois grands peintres sont des amis et des alliés pour la guerre du goût.


***
Les blondes aux seins nus

« Le ciel a créé la beauté féminine,
Afin qu’elle procure la félicité sur terre
À tout homme qui sait apprécier la grâce. »
Veronica Franco – Tre rime


            Attribué à Domenico Tintoretto - Portrait d’une courtisane    
          
 
Jacopo Tintoretto - Portrait d’une femme
 
Nous ne savons pas exactement si ces portraits sont de la main de Tintoret ni s’ils correspondent au portrait présumé de Veronica Franco, célèbre courtisane de Venise, contemporaine du peintre, née en 1546 et morte en 1591. La lettre d’éloge de Veronica Franco à Tintoret suit de près la réalisation d’un portrait d’elle et semble avoir été écrite vers 1575, juste après le passage d’Henri III[1] dans la cité :
« Des gentilshommes très experts dans l’Antiquité, on dit qu’aujourd’hui, il y a des peintres et des sculpteurs qui n’ont rien à envier aux anciens, et même qui les dépassent dans leur art, tels Michel-Ange, Raphaël, Titien et d’autres encore, dont vous maintenant. Je ne dis pas cela pour vous flatter, parce que ceux qui affirment que votre art dépasse celui des anciens est un auditoire bien expérimenté et si vous faites semblant qu’il ne l’est pas, c’est parce que vous vous bouchez les oreilles aux louanges, et que vous ne vous occupez pas de savoir à quel point les gens vous estiment pour votre art […].
Vous êtes capable non pas seulement de reproduire la nature mais aussi de la dépasser quand elle est imitable, par exemple en modelant des silhouettes nues ou habillés en leur donnant des couleurs, des ombres, des profils, des muscles, des mouvements, des postures, des plis […] au point de réussir aussi à montrer les formes de l’âme […].
Je vous assure que lorsque j’ai vu mon portrait, œuvre produite par votre divine main, je me suis demandée longuement s’il s’agissait d’une peinture ou d’une pure magie apparue devant moi à travers une diabolique illusion, non pour que je tombe amoureuse de moi-même, comme Narcisse, parce que Dieu merci, je ne me juge pas si belle au point de brûler d’envie pour ma beauté, mais pour bien d’autres buts, que moi seule je connais. Je peux vous dire avec certitude que la féconde nature a constaté à quel point vous l’imitez et même la dépassez […] et elle n’osera jamais fournir à nos contemporains un si élevé esprit de jugement afin qu’ils puissent expliquer l’excellence de votre art […].
Et quant à moi, certaine de ne pas réussir dans une telle entreprise, je pose maintenant ma plume et je vous souhaite de la part de Notre Seigneur tout le bonheur[2]. »

Dans les deux portraits de Tintoret qui semblent avoir le même modèle, nous lisons l’importance des seins dans la culture des Vénitiens et des courtisanes. En effet, ces dernières avaient pour coutume, pour aguicher les passants, de montrer leurs seins dans les ruelles ou de leurs balcons[3]. Dans une lettre de Veronica Franco qui tente de dissuader une mère de faire de sa fille une courtisane, elle écrit : « Quand vous me l’avez amenée, les cheveux teints en blond et épars autour du front, sans bandeau sur la tête, la poitrine découverte, les seins débordant presque de son corsage, avec tous les embellissements auxquels ont recours les courtisanes pour faire valoir leur marchandise, j’ai eu grande peine, je vous le jure, à la reconnaître sous ce travestissement. »

Dans le premier portrait (musée du Prado), qui a longtemps été attribué à Tintoret[4], la femme dénude ses seins mis en valeur par un large collier de perles.
Dans le second (Worcester Art Museum), la courtisane d’un geste plus subtil découvre légèrement un pan rose de son aréole. Elle semble plus raffinée de part ses habits et ses bijoux plus variés. Sa robe et ses étoffes en font une véritable princesse.
Par ses portraits de courtisanes et ses portraits de femme dans ses compositions profanes et sacrées, Tintoret rend hommage à la beauté des femmes.

Manet reprendra le portrait du Prado comme base pour la composition de sa Blonde aux seins nus. Françoise Cachin en 1983, lors de la rétrospective Manet au Grand Palais, indique que le peintre français s’inspire directement du tableau de Tintoret pour sa Blonde aux seins nus peinte entre 1875 et 1878. Manet a visité le musée du Prado en 1865. Peut-être a-t-il conservé une reproduction ou une copie de ce tableau ou juste un souvenir précis ? Observons qu’elles ont presque le même visage, le même profil. Les couleurs changent. Le fond du tableau de Manet est vert comme s’il avait voulu mettre en scène son modèle en pleine nature, en plein soleil. Eclaircie sur les seins.
Lors de la vente à Vollard de certains tableaux de son mari en 1894, Mme Suzanne Manet écrit au sujet de cette toile : « Pas payé, Amélie-Jeanne, buste nu ». Qui est cette Amélie-Jeanne ? Est-ce une autre de ses modèles[5]? Un nom de code ? Une rencontre amoureuse de Manet ? Il y a là une tension de beauté et d’amour, une déesse grecque, une nymphe sortie des bosquets. Ces seins nus dans la nature de Manet, peints en 1878, ne sont-ils pas des échos picturaux à ceux peints par Renoir en 1875-76 et qui ont fait tant de scandale… Renoir disait : « Un peintre, voyez-vous, qui a le sentiment des tétons et des fesses, est un homme sauvé. »

Renoir – Etude. Torse, effet de soleil

De mon côté, je remarque des analogies entre le portrait habillé de Méry Laurent avec son chapeau à plumes, le paon, et le portrait de la blonde aux seins nus comme une interprétation amusée de la Maja vêtue et la Maja nue de Goya ! La blonde aux seins nus, la Veronica Franco de Manet, semble être Méry Laurent ! Même profil, même regard. Les seins habillés, intérieur jour, et les seins nus, extérieur jour, vont de concert.


Manet, trois cents ans après, fait revivre l’art de Tintoret, donne une nouvelle jeunesse à cette nudité amoureuse. Ils ont en commun d’être des pittore delle tette !

***
Tintoret est un peintre d’éclaircies, de miracles, de résurrections sur fond noir.
N’est-ce pas ce que Manet ne cesse de répéter : « L’art doit être l’écriture de la vie » ; ou ce que Shitao distille dans ses pensées sur la peinture : « L’esprit du pinceau est une question de vie. »

Les baigneuses

Tintoret a peint quatre versions de Suzanne et les vieillards[6] : une première qui se trouve au musée du Louvre (v. 1550), appelée Suzanne au bain qui provient des collections de Louis XIV ; une deuxième au Prado à Madrid (1555) ; une troisième au Kunsthistorisches Museum de Vienne (1555-56), la plus connue ; et enfin une dernière à la National Gallery de Washington (v. 1575).
Il fait de Suzanne une déesse grecque, une Vénus à sa toilette, une baigneuse. Il se sert de cette figure pour condenser plusieurs récits de femmes : Bethsabée au bain charmant David et Diane au bain épiée par Actéon. D’ailleurs, dans la Suzanne de Vienne, au second plan à gauche au-dessus du vieillard voyeur à terre, nous apercevons un cerf. Serait-ce là l’indice d’une future métamorphose pour ce vieillard trop entreprenant ?

Agostino Carracci - Toilette de Vénus

Parmi ces quatre représentations, seule la deuxième version de Tintoret, la Suzanne du Prado, implique des vieillards plus entreprenants qui ne semblent guère gêner l’héroïne. Là encore, Eros se joint à l’esprit satyrique du peintre. Un des vieillards pose sa main sur un des seins de Suzanne. L’autre fait mine de s’approcher en avançant une de ses mains. Ce goût du toucher sera mis en scène dans une gravure d’Agostino Carracci qui détourne dans ses Lascives le sujet de la Suzanne du Louvre en la transformant en une toilette érotique d’Aphrodite faite par un enfant lui coupant les ongles et un petit satyre excité touchant de son doigt le sexe de la déesse de la beauté.
Les trois autres représentations de Tintoret mettent plutôt en scène des vieillards à distance, tentant des poses comiques pour voir l’intimité de Suzanne. Tintoret glisse ici et là des réflexions sur la vision, sur le voyeurisme du peintre vis-à-vis de son modèle et sur les désirs des voyants.

La Suzanne de Vienne montre un corps imposant et beau protégé par une haie couverte de roses. Les vieillards cachés et visibles se servent de cet écran végétal pour inciter le voyant à regarder ce qu’ils souhaitent voir. Car dans les tableaux montrant Suzanne, à part celui du Prado, les vieillards ne semblent pas épier directement Suzanne. Ils regardent vers la forêt, par terre, dans des positions où paraît impossible la vision du corps nu de Suzanne. Les vieillards sont là pour indiquer qu’il y a quelque chose à voir : ils sont les panneaux de signalétique amusés de Tintoret pour dire aux voyants que Suzanne est le cœur du désir, la beauté du voir, le goût du toucher. Le voyant s’approche donc, s’apprête à toucher Suzanne et une alarme muséale sonne. Un gardien accourt : vous vous êtes trop approché, Suzanne est bien gardée ! Tintoret cueille le jour de Suzanne à sa toilette.
       « La distance physique qu’impose le rosier entre les voyeurs et la jeune femme, véritable écran de séparation qui protège les vieillards autant qu’il les maintient loin de l’objet de leur convoitise, donne à voir concrètement cette douleur propre au désir amoureux inassouvi. La vision donne "envie" comme le suggère la parenté étymologique entre "invidia" et "videre"[7]. »

                         Raphaël - Vénus s’enlevant une épine                             

 Marco da Ravenna - Vénus s’enlevant une épine

Tintoret – Etude d’une femme nue

 
Pour toutes ces compositions, Tintoret puise dans différentes références visuelles : un dessin de Raphaël représentant Vénus s’enlevant une épine de son pied, figure prévue pour la décoration de la salle de bain des appartements du cardinal Bibbiena au Vatican. Cette pose était connue de Tintoret grâce à une gravure de Marco da Ravenna. On remarque également un lien avec la pose de la figure féminine de La Tempête de Giorgione que Tintoret connaissait sûrement[8].

Giorgione – La Tempête

Tintoret – Moïse sauvé des eaux
Manet – Moïse sauvé des eaux[9]

Toutes les scènes se trouvent fixées dans un paysage et le nu de Suzanne apparaît comme un soleil au cœur des forêts. Son corps lumineux est mis en avant par l’obscurité des arbustes au second plan. 



Je songe alors au Déjeuner sur l’herbe de Manet. Si le Concert champêtre de Giorgione et la Vénus du Pardo de Titien sont souvent cités comme sources de cette composition de Manet, je crois que l’on peut également y associer la Suzanne de Tintoret : la pose de la jambe relevée, le regard vers le voyant, et la pose du bras et du coude qui cache à peine la forme des seins.
Manet a sûrement prêté attention à cette peinture de Tintoret qui était exposée au Louvre dans la même salle que le Concert champêtre. D’abord parce qu’il avait déjà fait une version personnelle de l’autoportrait du maître vénitien en 1854, et ensuite parce qu’il partage sa vie avec une Suzanne (Leenhoff). Il se marie avec elle en octobre 1863, la même année où le Déjeuner sur l’herbe est exposé au Salon des refusés.
Dans le tableau, c’est Victorine Meurant qui joue le rôle d’une Suzanne moderne. Ironie de Manet qui fait poser son modèle dans la pose d’une femme qui a le même prénom que sa femme. Autre ironie : dans sa composition, Manet métamorphose les vieillards en de jeunes hommes habillés qui entourent la jeune femme nue. Il ne faut pas oublier également que le titre originel du Déjeuner sur l’herbe était Le Bain ce qui renvoie au titre du tableau de Tintoret : Suzanne au bain.


Les Suzanne de Tintoret sont en effet des baigneuses. Fragonard, Ingres, Courbet, Cézanne et Renoir, grands connaisseurs de l’œuvre de Tintoret, s’en souviendront.


Lionel Dax – Extraits de Liberté de Tintoret (à paraître)

***

               Lettre de Renoir à Manet


 

Capri, 28 décembre [18]81

Mon cher Manet,


Il y a longtemps que je voulais vous écrire à propos de la nomination de Proust, et je ne l’ai pas fait[10]. Cependant il vient de me tomber sous la main un vieux Petit Journal, qui parle avec transport des achats des tableaux du maître Courbet, ce qui m’a fait un plaisir extrême[11]. Non pas pour Courbet, ce pauvre vieux, qui ne peut pas jouir de son triomphe, mais pour l’art français. Il y a donc enfin un ministre qui se doute que l’on fait de la peinture en France. Et j’attendais dans le numéro suivant du même Petit Journal, votre nomination de Chevalier, ce qui m’eût fait applaudir de mon île lointaine[12]. Mais j’espère que ce n’est que retardé et qu’à mon entrée dans la capitale j’aurai à saluer en vous le peintre aimé de tout le monde, reconnu officiellement. Car je suppose que ce ministre, intelligent et brave comme il me paraît, doit savoir que son portrait est fait pour le Louvre, et non pas pour lui[13].
Vous ne supposez pas, je crois, qu’il entre dans ma correspondance un seul mot de compliment.
Vous êtes le lutteur joyeux, sans haine pour personne, comme un vieux Gaulois, et je vous aime à cause de cette gaîté même dans l’injustice.
Je suis dans un joli pays, mais sans beaucoup de nouvelles. Quand la mer est grosse je n’ai aucuns journaux, et pas français [sic], et je ne sais comment le Petit Journal est venu s’égarer à Capri où je suis [le] seul Français.
Vous ne vous doutez pas que je vous écris pour vous souhaiter la bonne année. Eh bien si, je le fais, et avec joie.
Quand je reviendrai, vous me ferez bien plaisir en venant voir ce que j’ai rapporté, mais nous n’en sommes pas là.
Je ne sais quand vous recevrez cette lettre car le courrier est irrégulier. Voilà déjà quatre jours de tempête et plus de six jours que je n’ai reçu aucune lettre de Paris. Le temps se remet, j’espère que cette lettre arrivera bientôt.
Ah, mon cher Manet, j’oubliais [le] nouveau ministère. Pensez donc à ce pauvre Lestringuez[14]. 34 ans, connaissant bien son service, ce serait un rude sous-chef aux Beaux-Arts. Qu’en pensez-vous ? Êtes-vous de mon avis ? Dites-le moi dans un mot. Je vous serais bien reconnaissant. C’est une idée qui me pousse avec ma plume. Vous me pardonnerez car je n’ai pas oublié que vous avez été déjà bon camarade, comme toujours.
À bientôt,
et mille amitiés et une longue santé,
Renoir

Albergo La Trinacria, piazzetta Principessa Margherita, Napoli.
C’est de là qu’on m’envoie les lettres à Capri.


Musée du Louvre, département des arts graphiques. Aut. 3642.
Transcription et annotation : Augustin de Butler.


[1] Ce dernier a eu lors de sa visite à Venise un rendez-vous, en toute intimité, avec la célèbre courtisane.
[2] Traduction inédite d’Elena Taddia.
[3] Il existe encore à Venise, dans le quartier de Santa Croce, un Ponte delle tette (un pont aux tétons).
[4] Du temps de Manet, ce tableau était attribué à Jacopo Tintoretto. Aujourd’hui, il est attribué au fils du grand peintre, Domenico Tintoretto.
[5] Samuel Rodary m’écrit : « Selon Tabarant, la Blonde aux seins nus aurait été posé par un modèle nommé Marguerite. Modèle dont on ne sait pas grand-chose... La mention d’une "Amélie-Jeanne" par Mme Manet s’explique par l’existence d’un modèle professionnel, portant ces prénoms, qui posa pour plusieurs peintres entre 1878 et 1880. Qu’elle s’appelle Amélie ou Marguerite, cette même femme aurait posé pour un autre nu peint, le magnifique Nu se coiffant (actuelle collection Jeff Koons) et au moins deux pastels de femme au tub. Tout cela réalisé autour de 1878. » Au fond, qu’importe le prénom pourvu qu’on ait l’ivresse !
[6] Il est avec Véronèse le peintre vénitien qui s’est le plus intéressé à ce récit biblique dans lequel l’érotisme est un savant mélange de sacré et de profane.
[7] Guillaume Cassegrain, Tintoret, Editions Hazan, Paris, 2010, p. 137.
[8] Sylvia Perino-Pagden et Robert Wald écrivent, dans le catalogue de la rétrospective Tintoret au Prado en 2007, que la pose de la femme dans La Tempête de Giorgione était « très connue au XVIe siècle » et qu’elle avait été « utilisée régulièrement par Tintoret notamment dans le Moïse sauvé des eaux de la Collection Cini à Venise » attribué à son atelier.
[9] Manet pour son Moïse sauvé des eaux inachevé avait fait posé sa femme Suzanne qui se métamorphose en 1860-61 en Nymphe surprise. On remarque là encore un axe reliant Giorgione et Manet en passant par Tintoret.
[10] Proche ami de Manet, journaliste, critique et homme politique, Antonin Proust (1832-1905) avait été nommé ministre des Beaux-Arts, le 14 novembre 1881, du gouvernement Gambetta.
[11] À la vente de l’atelier de Courbet, le 9 décembre 1881, l’État venait d’acquérir cinq toiles : L’Homme blessé (1844-1854), L’Homme à la ceinture de cuir (1845-1846), Le Rut du printemps (1861), L’Hallali du cerf (1867) et La Sieste pendant la saison des foins (1867).
[12] Antonin Proust était sur le point de faire nommer Manet Chevalier de la Légion d’honneur.
[13] Allusion au Portrait de M. Antonin Proust (1880, The Toledo Museum of Art), que Manet avait exposé au Salon de 1880.
[14] Eugène Pierre Lestringuez (1847-1908), fonctionnaire au ministère de l’Intérieur, et ami de Renoir.

dimanche 21 octobre 2012

Ironie n°153 - Février 2011 : Marcelin Pleynet


Ironie     Ironie     Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°153 – Février 2011
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IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris


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MARCELIN PLEYNET



Jeudi 17 février 2011, à 19 heures
Musée d’Art moderne de la ville de Paris, salle Matisse


À l’occasion de la parution de son livre
 Comme la poésie la peinture (Éditions du Sandre – Éditions Marciana, 2010),
Marcelin Pleynet s’entretiendra avec Fabrice Hergott,
directeur du Musée d’Art moderne de la ville de Paris.

Cet entretien sera précédé d’une lecture

par Florence D. Lambert et Lionel Dax,
et suivi d’une signature à la librairie du musée. 

Entrée libre 

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MATISSE, UNE SECONDE VIE
 
François Legrand : Comment qualifier l’expérience biographique de Matisse pendant et après la maladie ? 

Marcelin Pleynet : Je dirais d’abord qu’avec Picasso, Matisse est pour moi un des deux plus grands peintres du XXe siècle. Matisse est incontestablement le plus grand peintre français depuis Cézanne, Cézanne à qui il rend hommage à plusieurs reprises dans son œuvre. Après son opération réussie à Lyon en 1941, Matisse est le contraire d’un artiste replié sur lui- même, son œuvre plus que jamais se déplie sur le monde. Il y a alors chez Matisse un retrait pour une ouverture. Avec cette particularité qui le distingue de Picasso : son traitement délibéré du nihilisme par la négation – la négation de la négation. D’où l’importance de la maladie dans l’œuvre et la réponse absolument splendide qui est donnée à l’arrivée de la négativité dans le corps de l’artiste. Cette maladie est vécue comme la maladie du siècle. Il y a une très belle phrase de Nietzsche là-dessus : « Partant du point de vue du malade, considérer les notions et les valeurs les plus saines. » C’est valable pour la pensée historique de Matisse, et, à partir de 1941 plus particulièrement, pour la façon dont il pense et dont il traite son corps. En conséquence, Matisse vit à Nice, la ville qu’il a adoptée pour sa lumière, et à Nice auprès de Madame Lydia Delectorskaya, qui est une femme fabuleusement belle qui a joué un rôle important dans la vie, c’est-à-dire dans l’œuvre du peintre. 

F. L. : Comment Matisse traverse-t-il les « années noires » ? 

M. P. : Je dirais que Matisse possède une vision philosophique du monde à l’intérieur duquel il se trouve. Cet homme a traversé deux guerres mondiales, et, alors que sa femme et sa fille sont aux mains des Nazis, il décide de dire ce qu’il en est pour un homme de vivre dans un monde habitable, alors que le monde dans lequel il vit est aussi inhabitable qu’inhabité. C’est l’essence même de l’œuvre de Matisse, encore plus marquée, je crois, dans la seconde partie de son œuvre et tout au long de la guerre. Parlant des artistes français qui se sont rendus en Allemagne, Matisse écrit : « Je les trouve très courageux »... C’est amplement suffisant. Matisse a une conscience aiguë du caractère destructeur du nihilisme qui hante son siècle. Résistant à cela, il fait une œuvre de résistant. Son œuvre célèbre d’abord et essentiellement dans l’homme tout ce qui aspire à une habitation heureuse, à une joie de vivre. L’œuvre de Matisse est une réponse constante au siècle. Matisse revendique ce qu’il en est de la jouissance et la vérité d’un homme comme modèle contre ce qui fait sa destruction. L’art de Matisse, au-delà de la crise de la métaphysique qui empoisonne le siècle, fait, dès sa rencontre avec les pastels de Quentin de La Tour, explicitement signe au XVIIIe siècle français. Et c’est dans cette perspective qu’à la fin de sa vie, sans la moindre trace de puritanisme, il associera érotisme et catholicisme. 

F. L. : L’habileté politique de Matisse après guerre tient-elle de l’art de l’acrobate?

M. P. : Sur ce plan, on peut parler d’une stratégie concertée et très fine de Matisse. Le rapport à Aragon en fait partie : il ouvre son œuvre à un public (la gauche française et plus particulièrement la gauche communiste) qui n’était pas vraiment matissien. Ainsi ce sera Picasso, célébré lors du fameux Salon de la Libération de 1944, qui y fera inviter Matisse. On manque par ailleurs d’informations sur la très curieuse attitude de Madame Delectorskaya qui donnait à l’Union soviétique les tableaux que Matisse lui offrait – il n’est pas exclu qu’elle soit alors conseillée directement par Matisse sur ce point. De même, quand Matisse est invité, en 1950, à exposer à la Maison de la pensée française – d’obédience communiste –, que choisit-il d’exposer ? Les œuvres liées à la chapelle de Vence ! Donc, dans l’immédiat après-guerre, on discerne deux grands moments stratégiques de Matisse par rapport à son œuvre, d’une part les rapports avec le PCF à travers Aragon et d’autre part les rapports avec Rome à travers la chapelle. On peut noter qu’au même moment Picasso, qui a pris la carte du PCF, choisit pourtant de ne pas faire revenir Guernica de New York. Ces deux artistes partagent donc une intelligence tout à fait extraordinaire de leur art, qui ne les isole pas de la société dans laquelle ils vivent, mais qu’ils appréhendent en fonction des limites mêmes de cette société. Matisse a été très marqué par le fait que, en 1913, le puritanisme entraîne les Américains à brûler en effigie le Nu bleu, souvenir de Biskra lors de la présentation de l’Armory Show à Chicago. 

F. L. : Peut-on comparer l’effusion chromatique de la Nature morte aux magnolias, peinte en 1941, et des Intérieurs de Vence à un néo-fauvisme ? 

M. P. : Il n’y a pas de néo chez Matisse. N’oubliez pas l’importance pour son œuvre de son tour du monde et du séjour à Tahiti en 1930. Il se rend à Tahiti pour, comme il le dit, découvrir la vérité singulière de la lumière du Sud de la France. Confrontant sa sensibilité et son savoir à l’étrangeté des Tropiques, il renforce la singularité de sa vision afin de mieux connaître l’essence de la lumière et de l’art français. Ce qui se produit après ce grand voyage, après avoir traversé la lumière que Gauguin a connue, ce n’est donc pas un quelconque néo-fauvisme, c’est l’irruption d’une lumière qui n’est française que parce qu’elle est matissienne. Quand, d’autre part, Matisse parle de peindre avec des briques, ne s’emploie-t-il pas alors à mettre en évidence l’importance qu’il attache aux dispositions du volume de son œuvre ? Dans les années 40 et 50, Matisse a sans doute réagi consciemment à cette idéologie de la surface en provenance des États-Unis. Je suis convaincu que pour Picasso et Matisse, la seconde partie de la carrière est entièrement déterminée par ce qui à juste titre leur semble être passé inaperçu dans les études qui leur furent consacrées. Ils savent déjà l’un et l’autre la place qu’ils occupent dans l’histoire – aux côtés de Giotto, de Titien, de Michel-Ange, de Vélasquez, Manet, Cézanne... La seconde partie de leur carrière consiste à préciser très rigoureusement ce qu’il en est de leur œuvre, de ce que très singulièrement elle manifeste, de ce qu’elle dévoile et que la critique s’emploie aujourd’hui encore à recouvrir et à détourner. Picasso va revenir déclarativement sur un certain nombre de tableaux de l’histoire de l’art de Vélasquez à Manet et sur les déterminations érotiques de l’ensemble de son œuvre avec la suite Raphaël et la Fornarina... Matisse, lui, choisit d’inscrire l’ordre de ses sensations dans une tradition qui a 2000 ans, avec la chapelle de Vence, et par la même occasion de sortir son œuvre d’interprétations trop strictement formelles. Par ailleurs, avec les gouaches découpées, Matisse ne déjoue-t-il pas la disposition frontale des peintures en créant un espace à au moins trois dimensions ? La troisième dimension, c’est le tour du monde et la perception de son œuvre comme perception existentielle d’un univers. 

F. L. : C’est une vision pour le moins inusitée en France ? 

M. P. : C’est l’idéalisme et le puritanisme du formalisme américain qui ont universitairement prévalu en France. Mais si vous voulez faire exploser ces textes, confrontez-les à la question de la figure féminine et de l’érotisme. Tout explose ! L’ultime phrase d’Une saison en enfer de Rimbaud éclaire l’intelligence sensible de Matisse : « Et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps. » Ce corps manque incontestablement à nombre d’exégètes de Matisse. Cette vision « plate » de Matisse est d’ailleurs plus ou moins entretenue par la famille Matisse, elle-même terrorisée à l’idée que ce très grand artiste ait pu avoir un corps... Matisse n’ignore jamais qu’il a un corps, et que ce corps, il lui faut aussi le traverser. 

F. L. : Pourquoi Matisse considérait-il Jazz comme un échec ? 

M. P. : Jazz est un malentendu de succès public comme en témoigne la récente et il faut bien le dire malheureuse exposition du musée du Luxembourg. Le livre n’est pas vivant, il n’est pas à la bonne échelle et donc il n’est pas musical. Toutefois avec Jazz, Matisse forme un volume – un livre est un volume – et donc cela a trois dimensions. On retiendra aussi à cette occasion que l’œuvre de Matisse est pleine de jeux de mots formels : ainsi, par exemple, avec ses odalisques qui jouent à un jeu de dames... Chez Matisse, comme chez les très grands peintres, la forme et le nom de la forme sont une même chose. Or si on doit reconnaître à Jazz une influence, c’est d’abord en ce que l’œuvre se présente comme un volume, c’est que très généralement l’œuvre entend faire musicalement volume.
Des artistes de cette envergure, avec l’œuvre qu’ils ont derrière eux, ne font rien sans arrière- pensée.
En 1942, Matisse a traversé la mort. Jusque-là, sa grande phobie était de devenir aveugle. Après son opération – il a été ouvert, on l’a découpé –, c’est un homme qui est passé à travers, de l’autre côté, mais qui, bien entendu, ne passe pas seul, il passe avec son œuvre. 

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Marcelin Pleynet Extrait de Comme la poésie la peinture, Éditions du Sandre / Éditions Marciana, 2010.