Ironie
Ironie Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°163 – Mai/Juin/Juillet/Août 2012
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
Manet,
l’art de la guerre
Edouard Manet – Le Déjeuner – 1868 – Neue Pinakothek de Munich
Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse ; le 2
septembre, elle perd la bataille de Sedan, Napoléon III est fait
prisonnier. Devant l’avancée de l’armée prussienne, les troupes françaises se
massent à Paris. Comme nombre de ses compatriotes, Édouard Manet, 38 ans,
s’engage alors dans la Garde nationale. Il vivra dans la capitale durant toute
la durée du siège de Paris. Pendant cette période, il écrit un grand nombre de
lettres, notamment à sa femme. Nous en présentons ici un choix, qui prépare une
édition complète de la correspondance du peintre, par Juliet Wilson-Bareau et
Samuel Rodary.
_______________________
17 – À Théodore
Duret
Paris, le 7 7bre
[septembre 1870]
Mon
cher Duret,
Je reçois votre
carte à l’instant. Je suis obligé de garder la chambre, j’ai des clous
contractés dans mon nouveau métier de cavalier1.
Tout à vous.
Ed.
Manet
Si vous avez un
moment, venez me voir.
Musée du Louvre,
Département des arts graphiques
1. Après la
défaite de Sedan (2 septembre), la perspective d’un siège de Paris par les
Prussiens devenant plus précise, Manet s’est engagé dans la Garde nationale.
19 – À Éva Gonzalès
Paris 10 7bre [septembre 1870]
Chère
Mademoiselle,
Ma mère et ma femme sont parties depuis Jeudi. Je les ai
envoyées, accompagnées de Léon, dans les Basses-Pyrénées1 où elles
seront j’espère bien en sûreté. Je crois que nous malheureux Parisiens, nous
allons assister en acteurs à quelque chose d’épouvantable – c’est la mort,
l’incendie, le pillage, le carnage si l’Europe n’arrive pas à temps pour
s’interposer.
Il arrive en ce moment des masses de mobiles de tous les
coins de la France qui demeurent chez l’habitant ou campent sur les places et
les boulevards. Paris est navrant à voir, beaucoup de personnes s’en vont. Les
femmes ont raison, autant ne pas avoir les inquiétudes, les misères et les
dangers que peut entrainer un siège. Madame Stevens2 est à
Bruxelles, Mme et Mlle Morisot restent je crois, Mr
étant obligé de rester. Du reste, les pauvres gens n’ont pas de nouvelles de
leur fils3. Champfleury4 est parti. C’est une débâcle, on
se bat aux gares pour partir5.
Je m’empresse de vous répondre car tout va être
bouleversé sans doute, toutes les communications interrompues6.
Écrivez à Suzanne. Je crois que les communications sont interrompues sur les
fils du chemin du midi, car elle devait m’envoyer un télégramme pour me dire
son arrivée, et je n’ai rien reçu.
Adieu, chère Mademoiselle, ou plutôt au revoir. Veuillez
être auprès de votre maman et de votre sœur l’interprète de mes meilleurs
sentiments et croire vous-même à mon amitié.
Édouard Manet
Mme Manet à Oloron-st-Marie chez Mr de
Lailhacar, Basses-Pyrénées
Voila bien les
communications interrompues, mais vous m’excuserez, à cause des circonstances.
Musée des lettres
et manuscrits
1. À
Oloron-Sainte-Marie, dans les actuelles Pyrénées-Atlantiques (à l’époque
Basses-Pyrénées), où, le 8 septembre, la femme du peintre, Suzanne Manet, était
partie se réfugier, en compagnie de son fils, Léon Leenhoff, et de sa
belle-mère.
2. Le peintre
belge Alfred Stevens (1828-1906) envoya sa famille à Bruxelles et resta à Paris
(avec sa mère) où il s’engagea pour sa patrie d’adoption.
3. Contrairement à
ses sœurs, Berthe Morisot est restée à Paris avec ses parents.
4. L’écrivain
Champfleury (1821-1889) que Manet côtoie depuis le début des années 1860.
5. On estime à
environ 100 000 le nombre de Parisiens ayant quittés la capitale à l’approche
des Prussiens. Une diminution de population largement compensée par l’afflux
d’habitants de la banlieue venus se réfugier à l’intérieur des lignes
françaises, et l’arrivée massive de soldats, marins et mobiles de province.
Durant le siège, ce sont ainsi quelque 2,2 millions d’âmes qui se trouvent à
Paris.
6. Le 19
septembre, Paris est assiégée ; le 27, toute communication télégraphique entre
Paris et la province est interrompue après la coupure par l’ennemi de l’ultime
câble télégraphique immergé dans la Seine.
21 – À Suzanne
Manet
Paris dimanche [11
septembre 1870]
Ma chère
Suzanne,
Comment se fait-il que nous n’ayons pas de nouvelles de
vous ? Je sais cependant qu’il n’y a pas eu d’accident sur la voie. M.
Suarez est venu hier soir inquiet aussi. Du reste il va falloir s’attendre à
des interruptions très grandes dans les communications, aussi ne pas t’en
inquiéter, il se peut que nous nous portions très bien et que nos lettres ne
puissent pas arriver. Les préparatifs de défense sont formidables. On dit
qu’ils croient trouver leur tombeau sous les murs de Paris, cela se pourrait bien.
Jules1 part ce matin pour aller vous
retrouver, nous avons déjeuné chez lui hier. S’il y avait crainte d’incendie de
notre côté, je ferai transporter les pianos2 chez lui. Je ne crois
pas que les bombes aillent jusque-là – je lui ai confié la montre de maman.
Dis-lui aussi que j’ai porté ses titres au trésor.
Il est arrivé pour toi une lettre de Mademoiselle
Gonzalès. Je l’ai ouverte et je lui ai envoyé ton adresse. Nous sommes allés
hier soir avec Eugène faire une petite visite aux Morisot3.
Comment vous trouvez-vous là-bas ?
Écris-moi le plus tôt possible car il se pourrait bien
qu’on ne puisse pas avoir souvent de nouvelles. Sauf les soldats, il n’y a plus
grand monde à Paris, mais je crois que les absents le paieront cher.
J’ai vu que Léon4 avait oublié une de ses
chemises de laine ; s’il en a besoin tu pourras en acheter là-bas.
Adieu, embrasse maman pour moi. Je t’enverrai les
journaux tous les jours, vous serez au moins au courant des nouvelles tant
qu’il sera possible.
Je t’embrasse comme je t’aime.
Édouard Manet
Fondation Custodia
1. Jules de Jouy, cousin de Manet.
2. Suzanne Manet était pianiste.
3. Le lendemain de cette visite, la mère de
Berthe Morisot écrivait à sa fille Edma : « Le récit que les frères Manet
nous ont fait de toutes les horreurs par lesquelles nous risquons de passer
était presque à décourager les gens les plus solides. Tu connais leurs
exagérations accoutumées ; dans ce moment ils voient tout au plus noir […] Les Manet
disaient à Berthe : “Vous serez bien avancée quand vous serez blessée aux
jambes ou défigurée.” »
Eugène Manet (1833-1892), frère du peintre, allait épouser Berthe Morisot en
1874.
4. Léon Leenhoff, fils de Suzanne.
24 – À Suzanne
Manet
Jeudi 15 7bre [septembre 1870] Paris
Ma chère Suzanne,
Je me mets à t’écrire en rentrant quoiqu’il soit
11h.1/2, mais je voudrais que ma lettre parte de bonne heure demain. Les
événements se succèdent si vite maintenant que l’on craint toujours de voir les
communications interrompues1.
La maison me semble toujours bien triste quand je rentre
le soir tout seul et que je ne trouve personne, cela me paraît déjà long et
cela commence seulement. Tu as tort de te reprocher de ne pas être restée.
D’abord les femmes ne feront que gêner les hommes et je te sais fort gré d’être
partie malgré l’ennui que j’ai d’être séparé de toi, et puis très peu de femmes
sont restées. Beaucoup d’hommes même sont partis, mais je crois que ceux-là le
paieront à leur retour. J’ai été ce soir avec Eugène à la réunion de Belleville
et on a proclamé les noms de gens absents et proposé d’afficher leurs noms dans
Paris et de confisquer leurs biens au profit de la nation. Nous passons ainsi
généralement notre soirée. Hier nous étions allés avec Degas2 et
Eugène aux Folies-Bergères, à une réunion publique3. Nous y avons
entendu le général Cluseret4, c’est fort intéressant. Le
gouvernement provisoire actuel est très peu populaire et les vrais républicains
semblent se proposer de le renverser après la guerre5.
Nous avons deux mobiles depuis hier, je les ai couchés en
bas dans le petit atelier6, on n’a pas à les nourrir, ce sont deux
gars des Sables-d’Olonne je ne les ai pas revus depuis qu’ils sont installés.
Je suis bien aise que vous ayez reçu enfin vos bagages. Nous dînons et
déjeunons tous les jours tous trois ensemble. Marie a l’air de mettre de la
bonne volonté, et Dominique7, quoique garde-national, fait bien son
service, du reste j’ai annoncé que si on n’apportait pas la plus grande
économie, je fermerais la maison. Je suis allé ce matin avec Gustave à Gennevilliers
et nous sommes revenus par Asnières8. C’est vraiment triste à voir,
tout le monde est parti, on a abattu tous les arbres, on brûle tout, des meules
brûlent dans les champs, les pillards cherchent les pommes de terre qu’on n’a
pas enlevées9. Des camps retranchés partent des mobiles. Enfin, on
attend, on ne parle plus que chassepots et revolvers. Je crois qu’on est prêt à
se défendre énergiquement. J’ai vu passer aujourd’hui sur le boulevard10
Pierpont Morgan Library
1. Dès le 15 septembre, des coureurs prussiens
sont vus aux alentours de Paris ; le même jour, les Allemands s’emparent du
train de Senlis.
2. Edgar Degas s’engagea d’abord dans
l’infanterie. Envoyé à Vincennes pour un exercice de tir, il s’aperçut que son
œil droit ne voyait pas la cible. On constata alors que cet œil était à peu
près perdu. Inapte dans l’infanterie, il fut versé dans l’artillerie, où il
devait retrouver Manet (voir Lettre 45).
3. Voir Lettre 18, note 5.
4. Gustave Cluseret (1823-1900) participa en
tant qu’officier à l’expédition de Garibaldi contre le royaume des Deux-Siciles
et, auprès de Nordistes, à la guerre de Sécession. Affilié à la 1ère
Internationale, il allait prendre part à la Commune.
5. Le gouvernement de Défense nationale, fruit
des républicains bourgeois, est critiqué depuis ses débuts par les partis les
plus radicaux, et notamment l’extrême gauche dont les leaders sont Blanqui et
Delescluze.
6. Depuis 1861, Manet possède un atelier au
81, rue Guyot (actuelle rue Médéric). Mais il occupe également un « petit
atelier » au 51, rue Saint-Pétersbourg, dans l’immeuble qui jouxte son
habitation, au n°49. Voir Juliet Wilson-Bareau, « Édouard Manet dans ses
ateliers », Manet et le Paris moderne (catalogue d’exposition),
Tokyo, 2010, repris dans Ironie, n°161, Janvier/Février 2012.
7. Marie et Dominique, domestiques des Manet.
8. Gennevilliers et Asnières où la famille
Manet possède des terres qu’elle loue à des exploitants.
9. « Tout autour de Paris, il y avait une
ceinture de villages qui étaient les plus riches du monde, bien bâtis, et gais,
et pleins d’une population aisée ! Il fallait les démolir pour faire place
nette et ouvrir aux canons des remparts un champ tout à fait libre ! Partout
les bâtiments éventrés par la pioche bâillaient hideusement au soleil. […] On ne marchait
qu’à travers les décombres... » Francisque Sarcey, Le Siège de Paris,
1871, p. 70.
10. La fin manque.
25 – À Théodore
Duret
Jeudi [15 ou
vendredi] 16 7bre [septembre 1870]
Mon cher Duret,
Je vous envoie les tableaux que vous avez l’obligeance
de me mettre à l’abri pendant le siège. En voici la liste : Olympia, Le
déjeuner, Le joueur de guitare, Le balcon, L’Enfant à l’épée, Lola de Valence,
Clair de lune – Liseur, Lapin, Nature morte, Danseurs espagnols, Fruits, Mlle
B.1
Je vous serre la main.
Édouard Manet
Au cas où je serais tué, je vous donne à votre choix le Clair
de lune ou le Liseur, vous pourrez demander si vous préférez l’Enfant
aux bulles de savon2.
Pierpont Morgan Library
1. Olympia (Paris, musée d’Orsay, RW I,
69) ; Le Déjeuner (Munich, Neue Pinakothek, RW I, 135) ; Le Joueur de
guitare (Guitarero) (New York, Metropolitan Museum, RW I, 32) ; Le
Balcon (Paris, musée d’Orsay, RW I, 134) ; L’Enfant à l’épée (New
York, Metropolitan Museum, RW I, 37) ; Lola de Valence (Paris, musée
d’Orsay, RW I, 53) ; Clair de Lune (Boulogne) (Paris, musée
d’Orsay, RW I, 143) ; Liseur (New York, Metropolitan Museum, RW I, 35) ;
Lapin (Avignon, musée Angladon, RW I, 118) ; Nature morte (Saumon)
(Shelburne Museum, RW I, 140) ; Danseurs espagnols (Washington, Philipps
Collection, RW I, 55) ; Fruits (Paris, musée d’Orsay, RW I, 83) ; Mlle
B. (Le Repos) (Providence, Museum of Art, RW I, 158). De nombreuses
toiles majeures ne figurent pas dans cette liste. Il est probable que Manet les
ait déposées chez son cousin Jules de Jouy comme il le suggère dans une lettre
du 13 septembre 1870.
2. L’Enfant aux bulles de savon
(Lisbonne, Fondation Calouste Gulbenkian, RW I, 129).
28 – À Suzanne
Manet
Midi Paris Mardi 20 [septembre
1870]
Ma
chère Suzanne,
Nous voilà au moment
décisif1. Je ne sais si ma lettre te parviendra, mais je tente
cependant. On se bat de tous côtés à l’entour de Paris. L’ennemi a fait hier
des pertes assez considérables. La mobile a essuyé le feu avec assez de
courage, malheureusement les troupes de ligne ont faibli. Je ne t’ai pas écrit
ces jours-ci parce que j’étais de garde aux fortifications, c’est très
fatiguant et très dur. On couche sur la paille et encore il n’y en a pas pour
tout le monde2. Enfin, à la guerre comme à la guerre.
Nous nous portons
bien. J’ai vu Ferdinand et Rudolph3, je les ai invités à venir dîner
une fois par semaine à la maison. Rudolph est dans les éclaireurs à cheval.
Jules Favre4 est parti dimanche pour le quartier général prussien
espérant arriver à avoir une paix honorable. Nous allons probablement
maintenant être de service tous les jours ou à peu près. J’écrirai demain si
les lettres peuvent partir.
Je t’embrasse, ma
chère Suzanne, mes amitiés à tous.
Ton mari,
Édouard
Manet
Je ne vous envoie
pas les journaux on ne les reçoit plus à la poste, tous les ponts ont sauté
cette nuit.
Pierpont Morgan
Library
1. Paris est
investi depuis la veille.
2. Jugée, non sans
raison, frondeuse et mal préparée au maniement des armes, la garde nationale
fut longtemps cantonnée aux remparts de Paris où elle assurait la garde. Sarcey
(op. cit., p. 106) donne un tableau vivant des factions de nuit :
« On couchait encore sous les tentes, les casemates n’étant point
achevées. La tente est pittoresque, mais elle a le tort grave, pour le bon
bourgeois d’être peu confortable et très fraîche. Et puis, faut-il le dire ?
nous n’entendions rien à tous les détails de cette organisation de campagne. On
avait beau marquer à chaque garde national la place qu’il devait occuper sous
cet abri, nous ne savions pas nous arranger, et c’étaient des querelles sans
fin […] Il se trouvait toujours sous chaque tente deux ou trois gardes
nationaux qui s’étaient couchés au premier endroit venu, et qui la tête dans un
sac de rencontre, dormait tant bien que mal sur la paille du voisin. Les
malheureux qui sortaient de faction arrivaient transis de froid ; ils
pénétraient à tâtons sous les tentes, et cherchaient à s’orienter de leurs deux
mains jetées en avant, et la couverture et le sac qu’ils avaient laissés pour
marquer leur place. Ils les trouvaient toutes occupées par des têtes qui
grognaient. »
3. Les deux frères
de Suzanne Manet, Ferdinand Leenhoff (1841-1914), sculpteur, et Rudolph
Leenhoff (1844-1903), peintre.
4. Jules Favre est
le ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement.
31 – À Suzanne
Manet
Paris 24 [septembre
1870]
Ma chère,
J’espère que cette lettre va parvenir. Nous avons
remporté hier un avantage marqué sur l’armée prussienne, ils ont perdu beaucoup
de monde. Tout le monde est très monté par la réponse et les prétentions
outrecuidantes de Bismarck1. Paris est décidé à se défendre à
outrance et je crois que leur audace va leur coûter cher. Tout le monde est
soldat maintenant. Ne vous inquiétez pas. L’absence de nouvelles doit vous
donner beaucoup d’inquiétudes et exagérer le danger. Nous nous portons tous les
trois très bien. Il ne faut pas compter que je puisse envoyer de l’argent au
premier octobre, cela pourrait être pris par l’ennemi. Nous ne sommes pas
inquiets de vous, n’écrivez qu’autant que vous penserez que les lettres
arrivent. On espère voir la province se soulever et venir à notre secours. Du
reste, Paris tient bon et ne craint rien.
Adieu, je t’embrasse.
J’étais de garde hier et avant-hier aux remparts. Nous
avons entendu le canon toute la nuit. On commence à se faire très bien à ce
bruit.
Je t’embrasse, embrasse maman pour moi.
Ton mari,
Édouard Manet
Je n’en écris pas plus long on m’annonce à l’instant que
ma lettre a chance de partir dès cet2
Pierpont Morgan
Library
1. Entrevue de Ferrières : les 19 et 20
septembre, Jules Favre tenta de négocier directement avec Bismarck. Le
chancelier allemand posa de telles conditions (cession de l’Alsace et d’une
partie de la Lorraine, reddition de Strasbourg et de Toul, prise en gage d’un
fort parisien) que les négociations échouèrent. Cela eut pour effet de
renforcer l’unité parisienne et d’effacer, du moins provisoirement, les
divisions.
2. La fin de la lettre est tronquée.
32 – À Suzanne
Manet
Paris, Vendredi 30 7bre [septembre
1870]
Ma
chère Suzanne,
Voilà bien longtemps
que je n’ai eu de tes nouvelles, j’espère que cela ne va plus durer très
longtemps et que nous allons bientôt avoir rompu cette ligne d’investissement
qui nous sépare de tout le monde. Vous avez dû recevoir des lettres de moi par
les ballons1 qui sont partis de Paris, je pense qu’il en partira un
demain ou après-demain. Je prépare ma lettre à l’avance pour la donner à un
employé de la poste qui s’en charge. Les Prussiens ont l’air de se repentir
d’avoir entrepris le siège de Paris, ils croyaient sans doute la besogne plus
facile. Il est vrai qu’en ce moment on ne prend plus de café au lait, les
bouchers n’ouvrent plus que trois fois dans la semaine et l’on fait queue à
leur porte depuis quatre heures du matin et les derniers n’ont rien. Nous ne
faisons plus qu’un seul repas à la viande, et je crois que tout Parisien sensé
va en faire autant2.
Depuis trois jours
on n’avait entendu que quelques coups de canon isolés, tirés par les forts pour
détruire les ouvrages que l’ennemi élève de tous côtés3, et nous
avons des pointeurs de première force qui balaient tous leurs travaux, mais ce
matin, depuis 4 heures jusqu’à 11 heures, nous avons été réveillés par une
terrible canonnade et une fusillade des mieux nourries qui semblaient venir de
St-Denis, de Montrouge ou des environs. Je n’ai pas encore de détails exacts
sur les résultats de l’affaire, j’irai tout à l’heure sur le boulevard savoir
ce qu’il s’est passé et je te l’écrirai. Nous avons grand espoir de battre ces
gredins de Prussiens. Paris est formidablement défendue et se fortifie tous les
jours de plus en plus. On ne peut en sortir aujourd’hui, ni y rentrer sans un
laisser-passer.
J’ai vu les dames
Morisot qui vont sans doute se décider à quitter Passy qui sera sans doute
bombardé. On va y établir des batteries françaises pour battre en brèche les
ouvrages prussiens de Montretout. Les nouvelles qui arrivent de la province
sont bonnes. Écrivez à Tours4 pour vous abonner à un journal vous
serez ainsi au courant des nouvelles. Des armées se forment, dit-on, en
province. Si la France veut suivre l’exemple de Paris, il ne sortira pas un
Prussien vivant de notre territoire.
Paris est
aujourd’hui un vaste camp depuis cinq heures du matin jusqu’au soir, mobiles et
gardes nationaux qui ne sont pas de service font l’exercice et deviennent de
vrais soldats. La vie du reste est assommante ici, le soir tous les
cafés-restaurants sont fermés à partir de 10 heures ; il faut aller se coucher.
On se fatigue beaucoup du reste. Je suis bien aise, malgré l’ennui que j’ai
d’être éloigné de toi et de ne pas avoir de tes nouvelles, de vous savoir à
l’abri de tous les ennuis qui nous incombent et qui commencent seulement. Nous
les supportons du reste de grand cœur, ne vous inquiétez pas outre mesure, nous
n’avons pas grand danger à courir derrière nos sacs de terre, et puis on
n’attaquera pas Paris de tous côtés s’ils se décident à attaquer. Nous nous
attendons cependant à quelque chose de rude et nous nous tenons prêts.
Portez-vous bien,
cela n’avancerait à rien de vous tourmenter, nous sommes bien à l’abri dans nos
murs.
Je t’embrasse, ainsi
que maman.
Ton mari qui t’aime
bien,
Édouard
L’affaire
d’aujourd’hui est honorable pour nous mais beaucoup de blessés, les Prussiens
ont perdu beaucoup de monde, on n’a pas pu les débusquer de Choisy5.
Pierpont Morgan
Library
1. Coupé du reste
du pays, Paris va développer deux principaux moyens de communication : les
pigeons voyageurs et les ballons. Ceux-ci « ne suffiront pas à éviter deux
terribles effets de l’enfermement : l’impossibilité de coordonner de façon
régulière les actions militaires de Paris et de la province ; le développement
d’un sentiment d’isolement radical peu favorable à l’équilibre des
Parisiens. » Stéphane Rials, Nouvelle Histoire de Paris. De Trochu à
Thiers, Hachette, 1985, p. 118.
2. Pour préparer
le siège, Paris avait réuni des stocks considérables : 447 000 quintaux de
farine, 100 000 de blé, 30 000 de viandes salées, 100 000 de riz, 10 000 de
café... Les jardins et parcs de la capitale accueillirent 24 000 bœufs, 150 000
moutons, 6 000 porcs, 46 000 chevaux... De quoi nourrir la population pendant
trois mois. Mais les lourdeurs de l’administration, la spéculation ou l’égoïsme
de certains font que des produits viennent à manquer dès le mois d’octobre.
3. Contrairement à
l’attente de Trochu, l’armée prussienne n’entend pas prendre Paris d’assaut.
Elle s’installe durablement en creusant des tranchées, construisant des
bastions et fortifiant des maisons.
4. Tours est le siège
de la délégation en province du gouvernement de Défense nationale. Cette
délégation, dirigée par Crémieux, se réfugiera à Bordeaux le 9 décembre, après
la chute d’Orléans.
5. Il s’agit de
l’attaque de Chevilly et Choisy répondant à la stratégie (d’aucuns écriraient
l’absence de stratégie) de Trochu consistant à mener des opérations ponctuelles
qui visent surtout à fournir des informations sur l’agencement des dispositifs
ennemis, fatiguer les forces adverses et entraîner les troupes.
37 – À
Suzanne Manet
Paris 23 8bre [octobre 1870]
Il fait un temps affreux aujourd’hui, ma chère Suzanne, impossible de
mettre le pied dehors, d’autant que je ne puis mettre que des chaussures très
légères à cause de mon pied qui se guérit seulement. Cela ne m’a pas empêché
cependant d’aller hier à l’enterrement de Mr Aubry.
Les journaux ont dû vous annoncer déjà que vendredi
l’armée de Paris avait fait une grande sortie sur les positions ennemies. On
s’est battu toute la journée, les Prussiens ont perdu, je crois, beaucoup de
monde ; chez nous les pertes ont été moins considérables, cependant ce
pauvre Cuvillier1, l’ami de Degas, a été tué ; Leroux2 a
été blessé et je crois fait prisonnier.
On commence à avoir assez ici d’être enfermé et privé de
toute communication, car voilà plus d’un mois que nous n’avons reçu de vos
nouvelles. J’ai souvent regretté de vous avoir fait partir, c’est peut-être
parce que je vous sens à l’abri de tout ce qui peut nous arriver. Nous avons la
petite vérole3 qui sévit et nous sommes réduits pour le moment à 75
gr de viande par personne, le lait est pour les enfants et les malades4.
Tout cela comme tu vois n’est rien quand on pense à ce qui arrivera. Nous
désirons les événements, car ils amèneront une terminaison à cet état des
choses insupportable.
J’ai été longtemps, ma chère Suzanne, à chercher ta
photographie, j’ai enfin retrouvé l’album dans la table du salon et je puis
regarder quelquefois ta bonne figure. Cette nuit, je me suis réveillé croyant
entendre ta voix qui m’appelait. Je voudrais bien être au moment de te revoir
et le temps passe pour moi bien lentement. Les personnes qui sont restées à
Paris se voient très peu, on devient d’un égoïsme énorme, chacun reste dans son
quartier, on cause avec le premier venu, toutes relations sont interrompues.
Nous espérons bientôt avoir de vos nouvelles, tenez-vous
au courant de la manière de nous les faire parvenir. On s’attend du reste ici
chaque jour à quelque grand événement qui rompe la ligne de fer qui nous
entoure, nous comptons beaucoup sur la province, car nous ne pouvons pas faire
massacrer la petite armée que nous avons. Les gredins de Prussiens sont
capables de vouloir nous prendre par la famine. Nous nous portons bien du
reste.
J’avais demandé d’être attaché à l’état major du général
Vinoy, je n’ai pas pu l’obtenir. Je le regrette, cela m’aurait mis à même
d’assister à toutes les opérations. Les personnes qui sont restées à Paris
espèrent que les Prussiens n’en arriveront pas au bombardement, ce que je
redoutais le plus pourtant. Mais selon moi, c’est ce qui nous pend au nez et
s’ils peuvent établir des batteries à Sannois et à Sèvres ils peuvent atteindre
le centre de Paris. On n’est nullement découragé ici et l’on ne désespère pas
de la victoire. En ce cas, le désastre serait grand pour nos ennemis. Soyez
sans inquiétudes pour nous, on ménage la Garde nationale.
Portez-vous bien surtout et faites provisions de santé
là-bas.
Adieu ma chère Suzanne, je t’embrasse comme je t’aime.
Édouard M
Embrasse maman pour nous. J’espère que Léon se conduit
bien.
Pierpont Morgan
Library
1. Le sculpteur Joseph Cuvelier (et non
Cuvillier) avait été tué lors de l’offensive française à Malmaison.
2. Le sculpteur Eugène Leroux.
3. La variole (« petite vérole »)
fut une des principales causes de la croissance rapide de la mortalité dans le
Paris assiégé. Elle fit 6 604 victimes durant la guerre, dont plus de 400
pour certaines semaines de novembre et décembre.
4. Dès le 26 septembre, une « Commission
supérieure des subsistances » avait été instaurée. Elle tenta, avec plus
ou moins de bonheur, de maîtriser les questions alimentaires. Le pain et la
viande furent ainsi taxés et rationnés.
38 – À
Suzanne Manet
Paris Lundi 24 8bre [octobre 1870]
Ma chère Suzanne,
Maître1 dîne aujourd’hui avec nous et
m’affirme que beaucoup de nos lettres ne doivent pas partir. Il se charge de
faire sûrement parvenir celle-là. Je t’écris donc tout de suite pour
t’embrasser et te dire combien je souffre de ne pas avoir de tes nouvelles.
Embrasse maman pour nous, nos amitiés à vous tous.
Nous attendons les évènements. Les Prussiens peuvent se
vanter cependant qu’ils ne deviendront pas maîtres de nous facilement. Enfin,
nous nous portons très bien. À bientôt, je crois, d’avoir de vos nouvelles, et
portez-vous bien. N’ayez aucune inquiétudes pour nous.
Je t’embrasse.
Édouard Manet
Pierpont Morgan
Library
1. Edmond Maître (1840-1898), dilettante,
érudit, peintre et musicien amateur, grand ami des peintres Bazille et Renoir.
42 – À
Suzanne Manet
Paris 7
Nov[embre 1870]
Ma
chère Suzanne,
Voilà l’armistice
repoussé1, la guerre qui recommence de plus belle. J’ai regretté
souvent de vous avoir renvoyé de Paris, je suis bien aise maintenant, la vie va
devenir impossible. Dans peu de temps, on n’aura plus de quoi manger. Enfin
tout cela est bien triste, car la fin ne peut être que fatale pour nous.
J’espérais te revoir plus tôt, la guerre va peut-être encore durer six
semaines. Tout le monde en a assez cependant.
Je vais entrer dans
l’artillerie2 et serai à la porte Saint-Ouen, je serai là très bien.
Eugène est dans les volontaires de la garde nationale. Nous allons ce matin à
l’enterrement de Picard, notre fermier3.
Adieu ma chère
Suzanne, à bientôt.
Je t’embrasse.
Édouard
Manet
N’aie pas
d’inquiétudes et porte-toi bien.
Pierpont Morgan
Library
1. Dès la
mi-septembre, Adolphe Thiers s’était lancé dans un tour des capitales
européennes à la recherche d’un pays tiers capable d’amener les deux
belligérants à une négociation. Il revint les mains vides de Londres, Vienne et
Saint-Pétersbourg. De retour en France, contre l’avis de Gambetta mais avec
l’aval de Jules Favre, Thiers va, le 1er novembre, muni d’un
sauf-conduit accordé par les Russes, rencontrer Bismarck pour tenter de
négocier un armistice. Le 6, les pourparlers prenaient fin sans avoir abouti.
2. L’écrivain
Émile Bergerat a donné quelques souvenirs de ce passage de Manet dans
l’artillerie : « Énervé moi-même d’une inaction que trompait mal le jeu de
la lyre, j’avais obtenu d’être incorporé dans un corps de canonniers volontaires,
formé par des polytechniciens, commandé par M. de Beauchamp, et qui s’exerçait
à la porte Saint-Ouen. On m’y avait accepté à la condition que j’abandonnerais
aux desservants de pièces les quarante sous de la solde quotidienne, mais
comme, par privilège, j’avais droit à mon couvert au mess hippophagique des
officiers dont plusieurs étaient de mes amis, le poste était encore enviable.
Si, vierge de tout service militaire à titre
de fils unique de veuve, j’ignorais déjà le flingot, qu’était-ce pour le canon
et quel artilleur dessinais-je sur la neige des remparts ! Mais les pipos, tout
en s’amusant follement de mon embarras, me rassuraient sur l’apprentissage.
— Savez-vous tirer une ficelle ? riaient-ils.
— Un peu mieux que la nouer, mais pas
beaucoup.
— Alors, vous êtes artilleur. Le tube de
bronze, en pratique du moins, car en théorie c’est plus difficile, ressemble en
ceci à la loge de votre concierge que, pour l’ouvrir, on n’a qu’à tirer le
cordon.
— Oui, blaguait un autre, mais il y a le
pointage et le recul. Pour le recul on passe vivement à droite ou à gauche, et
tout est dit. Quant au pointage, nous avons des marins de la flotte qui sont
spéciaux. Ils se chargent de la hausse et de la baisse et mettent à tout coup
dans un casque à pointe, s’il en passe.
— Alors, qu’est-ce que j’ai à faire?
— Déjeuner avec nous d’abord, et puis nous
vous présenterons votre pièce.
Elle s’appelait Crocodile. Elle était brune et
était née à Saint-Étienne. C’est sous sa culasse que je fis connaissance avec
Édouard Manet, qui était l’un de ses serviteurs, et je dois à l’histoire de
déclarer qu’il était beaucoup moins mazette que moi au service de la bombarde,
mais il y fumait plus de cigarettes. » Émile Bergerat, Souvenirs
d’un enfant de Paris. Les années de bohème, 1911, p. 215.
3. Voir Lettre 24,
note 8.
43 – À
Suzanne Manet
Paris 12 Nov[embre 1870]
Ma chère
Suzanne,
Réponds-moi dans l’ordre suivant par oui ou par non.
4. Vous portez-vous bien ?
5. Avez-vous reçu mes lettres ?
6. As-tu besoin d’argent ?
J’espère avoir de vos nouvelles par ce procédé
nouvellement inventé. Suivre l’instruction1.
Édouard
Pierpont Morgan
Library
1. Le 11 janvier 1871, Suzanne Manet envoyait
une dépêche télégraphique par pigeon voyageur à son mari. Elle l’informait
qu’elle ne résidait plus chez Lailhacar depuis trois mois (!), alors que Manet
continue à mentionner Lailhacar le 30 décembre. Manifestement, très peu des
dépêches envoyées par Suzanne parvenaient à leur destinataire, ce qui explique
l’insistance du peintre à réclamer des nouvelles. De son côté, Suzanne
recevait-elle dans les temps les lettres que lui adressait son mari ? Les
tampons de la poste montrent qu’une lettre (46) envoyée de Paris le 19 novembre
était enregistrée à Bordeaux le 26, et à Oloron-Sainte-Marie le même jour. Mais
peut-être le changement de domicile de Suzanne a-t-il retardé la réception du
courrier.
45 – À Éva
Gonzalès
Paris 19 nov[embre 1870]
Chère
Mademoiselle Éva1,
Une assiégée de nos amies me demandait dernièrement
comment je supportais votre absence, puisque l’admiration et l’amitié que j’ai
pour vous est autant de notoriété publique, je me permettrai de faire la
réponse à vous-même, qu’entre toutes les privations que nous imposent le siège
c’est certainement au premier rang que je place celle de ne plus vous voir, et
comme c’est [un mot
illisible] d’être à votre amitié, j’espère qu’il vous
serait agréable d’avoir de mes nouvelles et de celles de nos amis communs.
Je suis allé hier chez vous pour voir votre père, il
était sorti, je n’ai trouvé que la bonne qui m’a dit qu’il se portait bien et
trouvait le temps bien long. Je sais hélas ce que c’est, car je n’ai pas de
nouvelles depuis deux mois de ma pauvre Suzanne, qui doit être bien inquiète
malgré que je lui écrive très souvent.
Nous sommes tous soldats ici et je crois qu’il se
prépare des évènements qui vont être décisifs et auxquels presque tous les
hommes valides vont prendre part. Degas et moi sommes dans l’artillerie2,
canonniers volontaires. Je compte qu’à votre retour vous ferez mon portrait
avec ma grande capote d’artilleur. Tissot s’est couvert de gloire à l’affaire
de la Jonchères3. Jacquemart4 en était. Leroux, blessé
très grièvement, est prisonnier à Versailles. Le pauvre Cuvelier a été tué. Mes
frères, Guillemet5, sont dans les bataillons de guerre de la garde
nationale et n’attendent qu’à entrer en ligne. Nous [nous] attendons
bientôt à quelques grandes batailles sous Paris. J’espère que nous en sortirons
sains et saufs.
Mon sac de soldat est garni de ma boîte, mon chevalet de
campagne, tout ce qu’il faut pour ne pas perdre mon temps et je vais profiter
des facilités que je trouve partout. Beaucoup de poltrons sont partis, hélas.
Parmi nos amis, Zola6, Fantin7, etc. Dans les
indifférents, Chaplin8 et bien d’autres, je crois qu’on leur fera
mauvaise mine à leur retour. Nous commençons à souffrir ici, on fait ses
délices du cheval, l’âne est hors de prix, il y a des boucheries de chiens, de
chats et rats9. Paris est mortellement triste. Quand cela
finira-t-il ? Nous en avons plus qu’assez.
Travaillez-vous ? J’aimerais bien avoir de vos
nouvelles, si c’était possible.
Dites, je vous prie mademoiselle, mes meilleures amitiés
à votre chère maman et à votre charmante sœur et croyez à l’amitié de votre
tout dévoué.
Édouard Manet
Musée des lettres et manuscrits
1. Éva Gonzalès s’est réfugiée avec sa famille
à Dieppe. Seul son père est resté à Paris.
2. Dans une lettre à sa fille, Mme Morisot, la
mère de Berthe, donne un aperçu du rapport des deux peintres durant cette
période : « M. Degas était tellement impressionné de la mort d’un de
ses amis, Cuvelier, sculpteur, qu’il était impossible. Ils ont failli se
prendre aux cheveux avec Manet sur les moyens de défense et l’emploi des gardes
nationaux, quoique voulant chacun aller jusqu’à la mort pour sauver le
pays. »
3. Le peintre James Tissot (1836-1902).
L’affaire en question est la bataille de Malmaison du 21 octobre.
4. Jules Jacquemart (1837-1880) aquarelliste
et graveur.
5. Antoine Guillemet (1842-1918), peintre
proche de Manet.
6. Émile Zola a quitté Paris depuis le 7
septembre.
7. Manet se trompe : Fantin-Latour est à
Paris, mais il vit reclus chez son père.
8. Le peintre à la mode Charles Chaplin
(1825-1891) a été le premier professeur d’Éva Gonzalès.
9. Les boucheries parisiennes durant le siège
de la capitale sont fameuses pour la variété des viandes qu’elles proposaient.
Outre les chats, chiens, chevaux et rats, on vendit également les animaux du
Jardin d’acclimatation (abattus faute de pouvoir les nourrir), ce qui fit les
délices de Juliette Adam, qui écrivait : « J’avais acheté de la bosse de
chameau. Ma chère Alice [sa fille], je ne te dis que ça ! C’était divin
! ». Ou encore, après être parvenue à se procurer un morceau d’éléphant :
« Chair appétissante, rosée, ferme, d’un grain très fin avec de petits
chinés du blanc le plus pur. » Juliette Adam, Le Siège de Paris,
Journal d’une parisienne, 1873, cité in Rials, op. cit., p. 192.
49 – À
Suzanne Manet
Paris 30 Nov[embre
1870]
Ma chère Suzon,
Comme
on s’est battu hier et qu’on se rebat encore sous Paris, je m’empresse de
t’écrire pour donner de nos nouvelles. Nous n’avons pas été engagés et nous ne
le serons probablement pas d’ici à la fin de la guerre, aussi soyez
tranquilles. Le canon cogne dur en ce moment, les Parisiens du reste commencent
à s’habituer parfaitement à cette musique. On espère rétablir les
communications d’ici à peu de temps, cela va coûter cher je crois de part et
d’autre, mais il faut absolument en sortir. On vient de me prier d’être
l’intermédiaire dans une très belle affaire où il y a gros d’argent à gagner,
si cela réussit comme je l’espère il y a une belle somme d’argent à gagner et
seulement quelques démarches à faire.
Portez-vous
bien [un mot
illisible] vous et n’ayez pas d’inquiétudes. Il faut se
serrer fièrement le ventre à Paris, voilà plusieurs jours que nous ne mangeons
plus de viande. Il est vrai qu’on attaque. C’est du reste de petits sacrifices
qui ne peuvent durer bien longtemps.
Adieu
ma chère amie, je t’embrasse, sois sans inquiétude je ne cours aucun danger.
Édouard M
Fondation
Custodia
51 – À
Suzanne Manet
Paris 2 décembre 1870
Ma chère
Suzanne,
J’étais hier à la bataille qui s’est livrée entre Bry1
et Champigny. Quelle bacchanale ! On s’y fait vite du reste, les obus vous
passaient sur la tête de tous les côtés, la journée est bonne disent ce matin
les proclamations de Trochu, en effet nos troupes ont gardé leur position. On a
fait pas mal de prisonniers prussiens, c’est la première fois que j’en vois.
Ils sont en général très jeunes comme nos mobiles et n’ont pas l’air fâché
d’être pris, en effet la guerre est finie pour eux. Quand donc sera-t-elle
finie pour nous ? Tu diras à Alexandre que j’ai vu les frères de la doctrine
Chrétienne aller chercher les blessés sous le feu de l’ennemi, là où les
soldats des ambulances et de la ligne2 ne voulaient pas aller. Nous
nous portons tous bien. On dit que les nouvelles de la provinces sont bonnes.
Envoyez donc de vos nouvelles, des détails, ne regardez-pas à la petite
dépense. Si tu as besoin d’argent demandes-en à maman.
Je vais aujourd’hui au ministère du commerce proposer
une affaire, j’espère qu’elle réussira.
Adieu ma chère amie. Je t’embrasse, embrasse maman et
Léon pour moi. Amitiés à tous. Portez-vous bien surtout.
Ton mari,
Édouard M
Fondation Custodia
1. Sur la copie tapuscrite conservée à la
fondation Custodia, on lit : « ...la bataille qui s’est livrée entre
Bz. et Champigny ». Ce qu’Arnauld Le Brusq, dans l’édition des Lettres
du Siège de Paris (L’Amateur, 1996), transforme en « la bataille qui
s’est livrée entre le Bourget et Champigny ». Étant donnée la topographie
de la bataille, c’est évidemment « Bry » qu’a écrit Manet et que n’a
pas réussi à lire l’auteur des copies conservées à la fondation Custodia.
2. Nouvelle erreur de transcription : on lit
« les soldats des ambulances et de la ligue » dans la copie. Il
s’agit évidemment des soldats des troupes de ligne.
52 – À
Suzanne Manet
Paris 7 Déc[embre 1870]
Ma chère
Suzanne,
Je t’écris sous le coup de [la] nouvelle, qu’on
vient de recevoir à Paris, de la défaite de l’armée de la Loire1. Je
crois que c’était notre dernier espoir. Qu[‘est-ce] qu’il va
devenir de tout cela. Malgré toute l’énergie possible, cela ne peut durer
longtemps. Je quitte l’artillerie pour entrer dans l’état-major. Le premier
métier était trop dur. Aussi, tranquillise-toi, je suis en sûreté tout en
pouvant tout voir.
Je t’embrasse.
Édouard Manet
Je n’ai encore reçu qu’une fois de vos nouvelles – c’est
bien peu – il est bien fâcheux que maman n’aie pas voulu faire de provisions,
il n’y a plus rien à manger ici. Nous nous portons tous bien.
Pierpont Morgan
Library
1. L’armée de la Loire, levée courant octobre
et dirigée par le général d’Aurelle de Paladines, fut définitivement vaincue
devant Orléans le 4 décembre. Avec cette défaite, s’évanouissaient les derniers
espoirs d’un sauvetage de Paris par la province.
54 – À
Suzanne Manet
Paris 22 Xbre [décembre 1870]
Ma chère
Suzanne,
Je voudrais que vous receviez de nos nouvelles le plus
souvent possible. On s’est battu hier sur la ligne entre le Mont Valérien et
jusqu’à Nogent, on ne peut guère apprécier les résultats. Aujourd’hui, pas un
coup de canon. Nous nous portons bien. Eugène était sorti avec son bataillon
depuis trois jours, mais ils sont à Montrouge et n’ont pas donné heureusement.
Gustave n’est équipé que depuis aujourd’hui, quant à moi je suis tellement
endolori qu’il me serait impossible de monter à cheval pendant quelques jours.
Il gèle à pierre fendre ici2, j’espère que vous avez une température
plus douce. Plus de charbon de terre, j’en ai acheté heureusement mille k[ilogrammes]
il y a quelques semaines, on le garde précieusement pour faire la cuisine. Les
blanchisseuses vont ne plus pouvoir blanchir, faute de combustible. Nous
faisons très maigre chère, du pain bis, de la viande quelquefois.
Je n’ai pas eu de tes nouvelles depuis bien longtemps,
tâchez donc de faire parvenir quelque chose. As-tu reçu ma lettre dans laquelle
je disais de m’adresser à l’adresse de Lucien Morel poste restante à Tours ? Si
tu manques d’argent, ce qui doit être, demandes-en à maman1. Léon
doit avoir besoin de quelques vêtements. Que maman ne s’inquiète pas de
l’avenir, tout se remettra bien vite et je ne perds pas mon temps. Je ne sais
si le vent est favorable en ce moment pour les ballons, j’espère toujours
cependant que mes lettres vous parviennent.
Adieu ma chère Suzanne, je t’embrasse comme je t’aime et
pense sans cesse à toi, embrasse maman, Léon, tous enfin.
Ton mari,
Édouard M
Maman peut toucher son coupon et sa pension à Bordeaux.
Pierpont Morgan
Library
1. L’hiver 1870-1871 est très rigoureux. De
novembre à janvier, le thermomètre affiche régulièrement -5 ou -10° C. En
décembre, la température descend jusqu’à -17° C. La Seine est gelée pendant
trois semaines.
2. Sarcey nous montre que ce souci d’argent,
qui revient si souvent sous la plume de Manet, est partagé par un grand nombre
de Parisiens : « Nous avions tous envoyés nos mères, nos femmes, nos
enfants, nos familles, les uns à l’étranger, les autres sur les plages
normandes ou bretonnes, d’autres dans l’intérieur de la France. Aucun de nous
n’avait prévu le blocus, et nous les avions laissées là-bas sans argent que
pour un petit nombre de jours. Que devenaient-elles et surtout
qu’allaient-elles devenir ? » Sarcey, op. cit., p. 119-120.
55 – À
Suzanne Manet
Paris 28 Xbre [décembre 1870]
Ma chère amie,
Nous nous portons bien malgré tout. Cela devient dur,
bien des êtres faibles y succomberont1, mais je te garantis qu’il
faut maintenant faire ton deuil de jouer de longtemps une sonate avec un
Allemand.
Faites des provisions de santé, ne vous inquiétez pas.
Les journaux vous ont sans doute déjà annoncé ce qui se passait, inutile donc
de vous en parler2. Patience. Nous en avons beaucoup ici.
Je pense à vous sans cesse. Eugène et Gustave me
chargent de vous embrasser. Distrais-toi, travaille ton piano. Aussitôt que
possible, j’irai vous chercher.
Je t’embrasse comme je t’aime.
Ton mari,
Édouard
Surtout que maman ne se tourmente pas. Je n’ose vous
envoyer de l’argent, maman peut toucher son coupon et sa pension à Bordeaux,
demande-lui de l’argent si tu en as besoin.
Pierpont Morgan
Library
1. « Dans les rues de Paris, la mort
croise la mort : le fourgon des pompes funèbres croise le corbillard »
note Edmond de Goncourt dans son Journal à la date du 31 décembre. De
fait, la mortalité des Parisiens (hors tués sur le champ de bataille) augmente
significativement pendant la guerre. Il meurt 64 154 Parisiens entre le 18
septembre 1870 et le 24 février 1871, quand pour une période correspondante de
l’année précédente on comptabilisait 21 978 décès. Les causes de cette
recrudescence sont le froid et l’absence de lait qui augmentent la mortalité
infantile ; le froid toujours et la malnutrition qui sont fatals aux vieillards
et aux enfants ; les bronchites, la pneumonie et la variole qui sévissent.
2. Comme dans toute sa correspondance du
siège, Manet tente de rassurer sa famille sans insister sur les éléments
angoissants de sa situation. Le 27 décembre, les Prussiens avaient commencé à
bombarder les forts de l’Est parisien.
58 – À Suzanne
Manet
[1er janvier 1871]
Ma chère
Suzanne,
Te portes-tu bien ? Je pense sans cesse à toi. Je crois
que c’est la première fois depuis que je te connais que je ne puis t’embrasser
au premier jour de l’année. Toujours pas de nouvelles de vous, c’est bien
cruel, et nous en avons peut-être encore pour un mois. Avez-vous bien là-bas
tout ce qu’il vous faut ?
J’attends avec impatience le jour où je pourrai te
revoir. Embrasse Léon pour moi, mes amitiés et mes vœux de bonne santé pour
tous.
Ton mari qui t’aime,
Édouard
Pierpont Morgan
Library
Edouard Manet – Portrait de Suzanne Manet – vers 1870 – Norton
Simon Art Foundation à Pasadena
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