mardi 16 juillet 2013

Ironie n°168 - Mai Juin 2013 - Jean-Paul Fargier : Voyage au centre des images


Ironie         Ironie        Ironie
Interrogation Critique et Ludique n°168 – Mai/Juin 2013
http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
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JOURNAL DE VOYAGE AU CENTRE DES IMAGES[1]


Cependant j’arrivais du côté de ma propre histoire. Cela m’était signalé par la tentative de me situer à la périphérie d’un cercle qui serait passé par « nous tous ».
Je pensais que si j’arrivais au tissu qui nous composait, je saurais en même temps ce qui le maintient, le nourrit, l’anime – quelque chose devant malgré tout disparaître au moment de la réponse juste, se jeter dans ce qui autrefois avait été appelé « mer » en criant.
                                    Philippe Sollers
                                   Nombres (1968)


            J’aime dire je dans mes textes. Jamais je n’ai trouvé le moi forcément haïssable. Et toujours ridicules les périphrases du genre « l’auteur de ces lignes », « votre chroniqueur préféré », « celui qui signe ce texte »… Stendhal et son « miroir qu’on promène le long d’un chemin » avait raison : écrire c’est voyager. Et voyager est l’acte d’un sujet. Le miroir baladeur ne renvoie pas uniquement l’image des paysages traversés, il reflète aussi celui qui le tient. Stendhal parlait du roman. On peut pratiquer l’essai, la critique, la théorie de façon romanesque.  C’est ce que j’ai sans doute cherché, sans forcément le savoir, en écrivant tous ces textes sur le cinéma, la télévision, la vidéo, que je donne depuis quarante ans aux journaux et revues qui en veulent bien. 
            En relisant les articles qui composent ce recueil, je me suis rendu compte qu’ils comportaient presque tous des embardées personnelles. Du moins ceux écrits après ma rupture avec Cinéthique et son style rigide, dogmatique, impersonnel, touillé dans le chaudron de la modernité du moment où mijotaient les carottes d’Althusser, les courgettes de Foucault, les agrumes de Derrida, les petits oignons de Barthes, le persil de Lacan, les aromates de Kristeva et les haricots coco de Sollers dans un bouillon pimenté de révolution culturelle chinoise, dont Tel Quel semblait le consommé le plus réussi. De Mao à « moa » : je ne suis pas le seul à m’être sauvé de l’enfer d’une pensée grégaire par le refus de l’anonymat. Ce fut un trait de l’époque. Un parcours obligé pour qui désirait continuer à être après avoir touché le fond d’un certain discours théorique. Dire « je » après l’expérience d’une écriture péremptoire, bardée de certitudes objectives, débitées en forme de « thèses de base » à coups de syllogismes irréfutables, devenait une nécessité thérapeutique… pour l’écriture même.

           
Changer de style, ne se fait pas sur un coup de tête, un beau matin. L’adoption de nouvelles règles d’analyse, d’un nouveau rythme d’exposition, d’un autre ton dans l’affirmation, d’un doigté différent dans la négation reflète à coup sûr un revirement idéologique né d’une expérience décisive. Oui mais laquelle ? Quand, pour préparer ce livre, après avoir choisi un certain nombre de textes publiés dans Turbulences vidéo, Vertigo, art press ou les Cahiers du Cinéma, je me suis replongé dans les numéros de Cinéthique afin d’en extraire, à la demande des éditeurs (qui ne s’appellent pas de l’incidence pour rien), quelques articles exemplaires, je me suis trouvé devant un abîme. Comment ai-je pu écrire ceci ? Et surtout, comment ayant écrit ceci, me suis-je mis à bricoler (joyeusement) cela ? Du sinistre au ludique, il n’y avait qu’un pas ? Non, beaucoup. Ma longue marche dura trois ans.

Entre Cinéthique (que je quitte en mars 74) et les Cahiers du Cinéma (où j’entre en novembre 77) je suis où, je fais quoi ? Je fais de la vidéo (militante), et surtout j’écris un roman,  Atteinte à la fiction de l’Etat, que Gallimard publie en avril 78.  Voilà, c’est aussi simple que ça : après ce roman, qui n’aura pas de suite, même si j’en ai imaginé plusieurs, j’ai continué pour ainsi dire dans le même registre mais ailleurs, important le tempo de la fiction dans mes écrits critiques. Dans mon premier article aux Cahiers, Histoires d’U, je me mets en scène sortant d’un cinéma et déambulant sur les boulevards en proie à mes réflexions, décrivant le spectacle de la rue en contre point des analyses que m’inspire le film que je viens de voir. C’est très polémique et subjectivement risqué, je ne m’abrite pas derrière des formules impersonnelles, je signe mes flèches en même temps que je les aiguise. Quelques mois plus tard, avec La vidéo n’a pas d’arêtes, qui inaugure une chronique sur la vidéo que Serge Daney m’a demandé de tenir (« puisque tu fais de la vidéo, parles en »), je m’amuse à faire jacter les poissons des aquariums de Nam June Paik exposés  au Centre Pompidou. Irradiés par le phosphore des écrans cathodiques, ils ont muté et  sont devenus conscients, capables de s’approprier les pensées des visiteurs qui les dévisagent, dont l’un est l’auteur du Système des objets. « Je » deviens un poisson qui fait du Baudrillard. Ces deux textes ne figurent pas dans ce recueil mais je les mentionne parce qu’ils éclairent incidemment les origines de la rupture dans ma façon de parler des images. Comme si, moi aussi, irradié par la vidéo et le roman, j’avais muté. Promeneur pensif ou poisson bavard, peu importe, je n’étais plus en tous cas un perroquet pérorant des formules apprises. 

Ecrire sur le cinéma et la vidéo, dès lors, sera comme tenir un journal. Un journal de voyage. Chaque film, chaque œuvre, est une expédition : on y entre avec ses pensées du moment, on en revient avec des impressions subjectives. Voyage intérieur. Les souvenirs se mêlent aux notes prises sur le vif. On ne refoule rien, le texte accepte tout. Il faut juste trouver le biais pour rappeler telle rencontre avec Truffaut dans le quartier de son enfance, tel propos assassin de Sollers sur Paik formulé chez Paik même à New York, mes débuts au cinéclub de Nîmes, une visite clandestine à la villa de Malaparte à Capri, quels sont les noms de mes enfants et ce qu’ils m’enseignent, comment j’appris la mort de Barthes ou comment je filmai telle ou telle célébrité. Détails hasardeux logés dans une digression, un exergue, une note en bas de page. Plus central, plus daté : je passe des films que je vois aux films que je fais, des livres que je lis aux œuvres que je décris, analyse, relie à des créations inattendues en ces parages, avec l’ambition souvent de les inscrire dans une théorie.  Ma théorie.
Car le goût de la théorie ne m’a pas quitté lorsque j’ai rompu avec le style sévère de mes années Mao. Après la théorie comme science, j’ai découvert la théorie comme fiction. Construction subjective. Et c’est de cet horizon fictionnel que procèdent les bouffées autobiographiques dont j’émaille parfois mes textes. Ces anecdotes circonstancielles garantissent une visée non définitive, in progress. Et obligent à un certain ton. Parler d’une recherche en cours appelle le style d’un voyage au long cours.

 Vers quels continents ? En bravant quelles tempêtes ? En mouillant dans quelles îles ? En rompant les amarres avec le dogmatisme (néostalinien, s’il faut le nommer) pour voguer librement sous le vent de Mai 68,  je mets le cap sur de nouveaux objets théoriques. Ce n’est plus la définition du cinéma révolutionnaire prolétarien (garanti 100%) qui m’occupe. Ce qui m’obsède désormais c’est le travail de la vidéo comme producteur d’une nouvelle singularité filmique, radicalement différente de celle du cinéma et porteuse, par définition sinon par essence, de renversements idéologiques ; puis, lorsque je m’aperçois que la vidéo est l’instrument de la spécificité télévisuelle, c’est l’impact du Direct qui mobilise toutes mes attentions. Selon le schéma althussérien d’une structure à dominante, que je conserve en le mariant à la loi des interactions entre médias énoncée par Mac Luhan, la télévision devient le centre nerveux, la source d’énergie, de tous les arts au XXe siècle. Leur objet petit a (comme dirait Lacan). Point fixe de leurs pulsions et moteur de leur propulsion. Peu à peu j’élabore un système d’indices, de preuves, de renvois convergents vers une seule manifestation : l’effet tivi. Si je n’ai produit qu’un concept (tout théoricien doit en usiner), c’est bien celui là. Sa justesse se vérifie à son usage multiple : clé universelle, véritable passe partout, pour comprendre les révolutions formelles qui se multiplient depuis… Depuis quand (ou qui) exactement ?

L’effet tivi, ce déclic à double détente, mêlant instantanéité (de l’image) et simultanéité (avec le réel), je traque son extension à longueur de textes aussi bien dans le temps que dans l’espace. Dans le temps, il s’agira de reculer toujours plus loin ses signes avant coureurs, ses premiers frémissements, son éclosion, jusqu’à décréter, au terme d’une pirouette technique, l’antériorité de l’apparition de la télévision sur le cinéma. Dans l’espace (des œuvres), en partant de l’art vidéo où cet effet est consanguin, patent, indubitable, je le débusque bientôt dans toute affirmation cinématographique de modernité : de Guitry à Pasolini, de Bresson à Tarantino, de Resnais à Kiarostami, pour ne citer que quelques indigènes de cette contrée immense qui prospèrent sous le soleil du « désir de télévision » et dont je dresse souvent en fin d’expédition une liste assez longue de noms dans le but d’étayer, de généraliser, les exemples que je viens d’étudier. Des noms, des cas reviennent plus que d’autres. Se répète en particulier la « scène primitive » qui légitime ce nouveau territoire : la visite de Godard à Renoir (« le patron ») sur le tournage du Testament du Docteur Cordelier, quelques mois avant la mise en route d’A bout de souffle.

Au delà du cinéma, les autres arts ne me semblent pas moins insensibles à la force gravitationnelle de l’attraction télévisuelle. C’est surtout à art press, revue d’arts contemporains traitant aussi bien de peinture que de littérature, de cinéma que de sculpture ou de philosophie, que je mets au point quelques passerelles, tressées d’effets tivi, entre Joyce et Godard, Sollers et Pollock, Kerouac et Dubuffet, Paik et les Corsino, Merce Cunningham et Bill Viola, Cage et Vostell, Dos Passos et Pollet… Plus tard, les invitations de Vertigo, me permettront d’étendre le champ de mes obsessions, de mettre à l’épreuve mes théories. La tribune que m’offre tous les trois mois Turbulences Vidéo, revue en ligne liée au festival Vidéoformes (Clermont-Ferrand), procure sans cesse de nouveaux objets (Garry Hill, Lydie Jean-Dit-Pannel, Marina Abramovic, etc.) à mon excitation polémique.


Si maintenant j’essaie de trouver une motivation commune à tous ces articles, écrits dans des circonstances bien différentes, à des époques plus ou moins proches, dans des supports les plus divers (revues, catalogues, journaux, lettres, hors série), le goût de la polémique l’emporte haut la main. Né dans l’après coup de mai 68, le désir d’en découdre habite tout ce que j’écris depuis ce moment jusqu’à aujourd’hui. La critique relève du duel, la théorie est un combat : dans une guerre sans cesse à recommencer contre les préjugés, les fausses valeurs, pour une jouissance esthétique sans entrave idéologique (et vice versa). Combat ludique pour la forme (il faut se faire plaisir), mais au fond sans merci (il doit y avoir des morts). Combat pour quoi ? Contre qui ? Qu’est-ce qui justifie une telle « rage de l’expression » (Ponge) ? La redéfinition du centre des images. Dans la vidéosphère, toute image gravite autour du Direct. Mais cette loi, que je formule ici pour la première fois aussi nettement, est loin d’être reconnue comme universelle par tous les acteurs du milieu. Il faut sans se lasser la rappeler, l’éclairer, l’exemplifier.

Chaque texte est un voyage vers le centre des images. Non pas une étape dans un voyage, mais le même voyage sans cesse recommencé. Essayant d’autres itinéraires pour parvenir au même port ; avec les mêmes instruments de navigation : la boussole de l’effet tivi, le sextant du ready made, les cartes du mélange des genres. Chaque texte refait le même voyage, parce que le centre à atteindre n’est pas un point fixe mais un espace en extension. Qui grandit à mesure qu’on y pénètre. On ne parvient jamais à l’embrasser en son entier. Heureusement ! Car le plaisir c’est de naviguer. D’être sûr que demain le voyage continue.

                                                                                                         Jean-Paul Fargier
                                                                                                           1er août 2010
  

Note d’un magnétoscopeur n°8 – 1980



[1] Ce texte constitue l’introduction du livre de Jean-Paul Fargier, CINE ET TV VONT EN VIDEO (AVIS DE TEMPÊTE), publié aux éditions De l’Incidence en 2010. Ce recueil reprend des textes de critiques des années 1970 jusqu’aux années 2000.

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